Courrier no 48, Juin 1999
Avortement: une interdiction inconstitutionnelle?
L’avortement à travers le monde


LES ARTICLES 118 À 121 DU CODE PÉNAL SUISSE LÈSENT LES DROITS DE LA FEMME
Une interdiction inconstitutionnelle?

Le Tribunal fédéral a annulé, par deux décisions datant de 1989 et 1993, des lois cantonales qui interdisaient de façon générale la fertilisation in vitro, cette interdiction constituant une restriction inadmissible de la liberté personnelle. Par là, le Tribunal reconnaissait la liberté de procréer (ATF 115 Ia 234 et 119 Ia 460). "Le droit à l’autodétermination en matière de procréation inclut le droit de renoncer à procréer" (Prof. Peter Saladin, dr. iur, expertise à l’attention de la commission pour la révision de la Constitution du canton de Berne, 1991).

La nouvelle Constitution fédérale garantit la liberté personnelle (art. 10). Selon le Tribunal fédéral, cette liberté englobe le droit à l’intégrité corporelle, le droit de disposer librement de son corps et "toutes les libertés élémentaires dont l’excercice est indispensable à l’épanouissement de la personne humaine". Elle recouvre également la liberté de choisir son mode de vie (ATF 101 Ia 46).

Dans sa décision susmentionnée de 1989, le Tribunal fédéral écrit: "Le désir d’enfant constitue un aspect élémentaire de l’épanouissement de la personnalité". Le droit de procréer est donc reconnu par le Tribunal. Le pendant de cette liberté est le droit de ne pas procréer.

Sur le plan international, la liberté de procréer est également reconnue comme un droit fondamental, notamment dans la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. À son article 16, elle garantit aux femmes le droit fondamental "de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances". Une commission d’experts de l’ONU a relevé à ce sujet, en avril 1989 que "Le droit fondamental de contrôler sa propre fertilité englobe tant le droit de procréer que le droit de ne pas avoir d’enfants."

RESTRICTIONS ADMISSIBLES

Les droits fondamentaux ne peuvent être restreints que lorsque les quatre conditions ci-après sont remplies (cf. nouvelle Constitution fédérale, art. 36):

  • La restriction doit être fondée sur une base légale,
  • respecter le principe de proportionnalité et être adéquate pour atteindre le but visé,
  • être justifiée par un intérêt public ou par la protection du droit fondamental d’un tiers et
  • elle ne doit pas porter atteinte au noyau intangible du droit fondamental, le vider de sa substance.

DISPROPORTIONNÉE

Les articles 118 à 121 du Code pénal suisse n’admettent l’interruption de grossesse que pour des raisons médicales, ce qui constitue une ingérence grave dans les libertés de la femme enceinte contre son gré. Sous menace d’une sanction pénale, celle-ci doit assumer une responsabilité à vie et subir une transformation profonde de ses conditions de vie personnelles. Elle est soumise au verdict arbitraire (car toujours subjectif) d’un médecin.

L’expérience prouve que l’interdiction d’avorter n’est pas une mesure adéquate permettant d’atteindre le but visé, a savoir éviter les avortements. D’autres mesures sont à la fois moins lourdes et plus efficaces que le droit pénal, telles la prévention.

AUCUN INTÉRÊT PUBLIC

C’est la protection de la santé de la femme qui est dans l’intérêt public. Cet élément est en contradiction avec l’interdiction de l’avortement puisque – si la loi est strictement appliquée – elle pousse les femmes dans les mains de faiseuses d’anges.

On ne saurait faire valoir un intérêt public sous prétexte de protéger les droits d’un tiers. L’embryon ne peut pas être considéré comme un tiers possédant des droits personnels (cf. COURRIER, février 1999). Un respect de la vie en général ne suffit pas pour refuser à la femme les droits fondamentaux de la personne humaine.

L’ESSENCE DU DROIT EST VIOLÉE

L’interdiction d’avorter est synonyme de contrainte à la maternité, avec toutes les conséquences physiques, sociales et juridiques que cela comporte. Une obligation d’une telle envergure ne peut être assumée qu’à titre volontaire et ne peut pas être imposée par les voies pénales. "Aucune décision n’est aussi lourde de conséquences pour le corps, l’identité et le projet de vie d’une femme, que la décision de mener à terme une grossesse ou non. Un commandement de l’État, qui oblige la femme à poursuivre sa grossesse, intervient si profondément et de manière si essentielle dans sa vie, que le noyau-même des droits de la personne s’en trouve atteint." (Prof. Monika Frommel, 1991)

ARTICLES INCONSTITUTIONNELS

En conclusion, nous considérons inconstitutionnels les articles 118 à 121 du Code pénal suisse puisque trois des quatres conditions susmentionnées ne sont pas remplies. Les Cours suprêmes des États-Unis (1973) et du Canada (1988) sont arrivées à des conclusions analogues. Dans l’exposé de ses motifs, cette dernière écrit:

"L’interdiction d’avorter met la capacité de procréation de la femme sous le contrôle de l’État. La femme subit une décision prise par d’autres sur l’utilisation de son propre corps. Cela constitue une atteinte grave à ses libertés fondamentales et à son intégrité corporelle."


ÉTUDE MENÉE PAR L’INSTITUT ALAN GUTTMACHER
L’avortement à travers le monde

Tout à travers le monde, c’est environ une grossesse sur quatre qui est interrompue. L’Institut Alan Guttmacher à New York estime le nombre des avortements dans le monde entier à 46 millions chaque année. Vingt millions environ, soit le 44 % sont effectués illégalement, la plupart dans les pays en voie de développement.

Quoique, de par le monde, un nombre croissant de couples désirent avoir moins d’enfants, et quoique fréquemment des relations sexuelles soient nouées dans des conditions où un enfant est ressenti comme indésirable, il arrive souvent qu’ aucune contraception efficace n’est employée. Accès difficile à la contraception; contraceptifs de mauvaise qualité; peur des effets secondaires: telles sont quelques-unes des nombreuses causes qui expliquent le phénomène. Toutes les méthodes connaissent d’ailleurs un certain taux d’échec. Ce qui provoque dans toutes les sociétés un certain nombre de grossesses non désirées, et quelques-unes des femmes concernées se décident à une interruption. Leurs raisons – en premier lieu des raisons de santé, des problèmes sociaux ou de couple – se ressemblent dans le monde entier.

LA MAJORITÉ DES FEMMES VIT SOUS DES LOIS LIBÉRALES

Un quart des femmes vit dans des pays – pour la plupart du tiers monde – où l’interruption de grossesse n’est autorisée que dans des cas de danger mortel; 14 % dans des pays, où elle est admise pour des raisons de santé; 20 % dans des pays qui reconnaissent l’indication sociale. 41 % des femmes de par le monde ont le droit de décider elles-mêmes d’interrompre une grossesse non désirée. Dans les pays industrialisés, ce sont même les 71 %.

Toutefois, même dans les pays connaissant des législations restrictives, on en arrive assez rarement à des condamnations. Les lois interdisant l’avortement sont difficilement applicables. Il y a des exceptions: au Népal, une femme sur cinq qui se trouve en prison, l’est pour un avortement.

Des lois sévères ont pour conséquence que les avortements sont effectués par des personnes non-qualifiées, que des femmes souffrant de complications n’osent pas se faire traiter et que souvent un délai assez long s’écoule jusqu’à ce que la femme trouve enfin la possibilité d’avorter. Ceci vaut en particulier pour les femmes sans moyens financiers.

FRÉQUENCE VARIABLE

En moyenne mondiale, le taux d’avortement annuel est de 35 pour 1000 femmes âgées de 15 à 44 ans. En Europe, on rencontre aussi bien le taux le plus bas (moyenne de 11 pour 1000 en Europe occidentale) que le taux le plus haut (90 pour 1000 en Europe orientale). Il s’agit ici presque exclusivement d’interruptions légales, à l’exception de quelques pays d’Europe orientale, du Portugal, de l’Espagne et de l’Italie.

On rencontre des taux relativement élevés en Amérique latine (37 pour 1000 femmes) et en Afrique (33/1000). Il s’agit le plus souvent d’avortements illégaux, puisque – à quelques exceptions près – ces pays ont une législation des plus restrictives.

L’Asie elle aussi – où la législation varie énormément d’un pays à l’autre – fait état d’un taux de 33/1000. En Asie, un tiers environ des interventions sont illégales. Le taux s’élève à 22/1000 en Amérique du Nord; 21/1000 en Océanie.

Le rapport de l’Institut Alan Guttmacher en arrive à la conclusion que tant dans les pays en voie de développement que dans les pays industrialisés, la mise à disposition de centres de planning familial bien organisés et une large diffusion des moyens contraceptifs modernes et fiables ont pour conséquence la diminution du nombre d’avortements. Au contraire, des lois restrictives ne conduisent nullement à une diminution. Là où les avortements sont faits dans la clandestinité et par des non-professionnels, ils mettent en danger la vie et la santé des femmes. Dans certains pays en voie de développement, dans les cliniques urbaines, deux lits sur trois sont occupés par des femmes victimes de complications d’un avortement bousillé. La légalisation de l’interruption de grossesse évite les risques pour la santé des femmes, et à long terme, elle fait baisser le nombre d’interventions, si elle est soutenue par une politique de prévention.

Int. Fam. Plann. Persp. 1999, 25 (Suppl.) S 30-28. AGI, Sharing Responsibility-Women, Society & Abortion Worldwide

 

UN GAIN POUR LA SANTÉ ET LES DROITS DE LA FEMME:
Tendance à la libéralisation

La tendance à la libéralisation des lois sur l’avortement s’est poursuivie tout à travers le monde dans les années 1985 à 1997. (A. Rahman et al. "A Globl Review of Laws on Induced Abortion, 1985 -1997". Int. Fam. Plann. Respect. 1998, 24: 56-64)

Entre 1950 et 1985, la plupart des pays industrialisés ainsi que quelques pays en voie de développement ont libéralisé leurs lois sur l’avortement. À partir de 1985, 19 autres pays ont assoupli leur législation en la matière. Onze d’entre-eux ont introduit la solution du délai: cinq pays d’Europe orientale, la Belgique, l’Allemagne, la Grèce, la Mongolie, le Cambodge et l’Afrique du Sud. Le Canada, en 1988, a abrogé toute pénalisation de l’avortement.

Seule la Pologne a passé d’une loi très libérale à des dispositions restrictives. Le Chili, le Salvador et la Colombie ont encore accentué le caractère très restrictif des lois frappant l’avortement.

Dans différents pays du tiers monde, mais également en Europe (Angleterre, Espagne, Portugal, Suisse), des efforts de libéralisation sont en cours. D’autre part, les milieux conservateurs, en particulier dans les pays de l’ex-bloc de l’Est ainsi que dans quelques États des USA, essayent de rendre plus difficile l’accès à l’interruption de grossesse par des mesures restrictives.

Les lois ne sont pas seules à déterminer l’accès à l’interruption de grossesse effectuée dans de bonnes conditions. Bien des choses dépendent de l’interprétation de la loi et de la manière dont elle est appliquée – mais également de l’opinion publique et de l’attitude du corps médical. C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’au Nigéria – malgré une loi très restrictive – bien des interventions sont entreprises par des médecins privés. Aux Etats-Unis, en Autriche et en Italie en revanche, malgré la solution du délai, il n’existe dans de vastes parties du pays aucune possibilité pour la femme d’interrompre une grossesse non désirée.


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