COURRIER no 47, février 1999
La protection de la vie


RÉFLEXIONS SUR LE DÉBAT ÉTHIQUE RELATIF À L’IVG
Le choix de vies

Dans la discussion sur l’interruption de grossesse (IVG), les opposants prétendent que la morale est de leur côté; ils estiment qu’ils sont les seuls à s’engager pour "la protection de la vie". Quelle outrecuidance!

Il n’y a pas d’un côté les méchants qui pratiquent la "culture de mort" et de l’autre les vertueux qui seraient "pour la vie". Bien au contraire, deux conceptions radicalement différentes de la vie se font face. Alors que nous défendons le droit pour chaque personne de choisir sa vie, ses vies, les opposants ne voient qu’une chose: LA vie à tout prix. Tout en la définissant biologiquement, ils érigent la vie en une valeur absolue, voire sacrée. C’est volontairement qu’ils usent et mésusent à tort et à travers des mots comme "vie humaine", individu, enfant, homme, personne.

LE DROIT À LA VIE

Les opposants à l’IVG revendiquent un "droit à la vie" pour l’embryon dès le moment de sa conception. En 1985, le peuple suisse refusait massivement (70 % de non) une initiative populaire à ce sujet. Il a eu raison. Le Conseil fédéral écrivait en 1996 dans son message sur la révision de la Constitution fédérale "La doctrine ne reconnaît des droits fondamentaux qu’aux êtres humains déjà nés". Quant à la Commission européenne des droits de l’Homme, elle a précisé que l’expression "toute personne" qui figure à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme et qui garantit le droit à la vie ne s’applique pas à l’enfant à naître [décisions du 13.5.80 et du 19.5.92].

Plusieurs tribunaux nationaux ont aussi décidé dans ce sens (Canada, Etats-Unis, Autriche, France, Angleterre, Belgique). Seul le tribunal constitutionnel d’Allemagne a parlé, dans sa décision de 1993, d’un "droit à la vie" de l’embryon. De ce fait, il a relativisé ce droit de manière risquée; en quelque sorte, il a créé un droit à la vie de deuxième catégorie, car il n’a pas du tout accordé à l’embryon le même droit qu’à un être déjà né, puisqu’il a déclaré admissible une solution du délai avec consultation obligatoire.

Le Tribunal fédéral suisse argumente de manière tout aussi équivoque, attribuant à l’embryon in vitro "la dignité humaine". Lui aussi relativise ainsi la notion de "dignité humaine" [décision TF, 119 Ia, 1993]. Pour l’embryon, il serait plus correct de parler d’estime, d’égard ou de respect.

HOMME DÈS LA NAISSANCE

Les opposants à l’IVG affirment que l’embryon est une personne dès le moment de sa conception parce que, avec la fusion des noyaux, se trouve fixé tout le programme pour le développement de l’être jusqu’à sa mort – sans la moindre césure. Ils passent délibérément sous silence la césure décisive qu’est la naissance, ce "changement fondamental des mondes" (Hans Saner, 1995). Jusqu’à la naissance, l’embryon n’est pas un être indépendant. Il ne peut se développer que dans la symbiose du corps et de l’âme avec la femme, dans une sorte de partage charnel.

Personne ne conteste le fait qu’un ovule fécondé est à la fois humain et vivant, mais il existe plusieurs stades de la vie. L’Homme est plus qu’un simple lot de choromosomes. L’embryon n’est pas encore la personne qu’il va (peut-être) devenir. Au moins jusqu’au 6ème mois de la grossesse, il ne possède encore aucune des caractéristiques (p.ex. une potentialité minimale de perception), que nous associons normalement à la notion de "personne".

Nous n’avons pas la place ici pour traiter en détail des aspects philosophiques de la question (consultez la liste bibliographique). Mais la plupart des philosophes, éthiciens, théologiens (hommes ou femmes) non-catholiques – et aussi un nombre important de catholiques – font une différence fondamentale entre la vie prénatale et l’être né. C’est vraiment réduire l’hom-me à sa biologie que d’attribuer à un oeuf fécondé la même valeur qu’à une femme enceinte, écrit Beverly Harrison, professeure d’éthique chrétienne. D’ailleurs, peu de personnes défendent cette position.

La plupart des gens ressentent envers l’embryon un certain respect et de l’estime qui augmente conjointement à la progression de la grossesse quand le foetus ressemble de plus en plus à une personne humaine. La force de cette estime – comparée à d’autres valeurs – varie néanmoins d’une personne à l’autre. Notre société ne connaît pas de consensus à ce sujet.

L’OBLIGATION D’ENFANTER EST UNE ERREUR MORALE

La lutte des opposants à l’IVG pour LA vie se révèle n’être en fait qu’une croisade morale contre la liberté personnelle et contre le droit à prendre ses propres responsabilités. Ils défendent un ordre moral "naturel et divin", ennemi de la vie sexuelle comme de la femme, où la femme n’a qu’une seule et unique vocation: procréer. Pour imposer cette "vocation", ils entendent se servir des lois.

L’interdiction d’interrompre une grossesse est, formulé inversément, une obligation d’enfanter. Une telle obligation lèse les droits fondamentaux de la femme. Le débat autour de l’IVG ignore généralement cet aspect. Il n’y a aucune autre décision qui, de manière comparable, touche au droit à la vie, à l’intégrité corporelle, à la liberté de conscience et à l’autonomie morale, à la liberté personnelle et au droit de gérer sa propre vie. L’obligation de mener une grossesse à terme et d’enfanter est une sorte d’esclavage (Harrison, 1991), une violation de la dignité humaine. Une telle obligation est indéfendable tant sur le plan de l’éthique que sur le plan du droit.

La liberté de procréer est un droit fondamental mondialement reconnu. En 1995, le programme d’action de la Conférence mondiale sur les femmes a déclaré que le droit des femmes "à être maîtresses de leur fécondité est une base importante pour la jouissance d’autres droits". Logiquement, ce droit fondamental doit comprendre aussi la liberté de décision dans le cas d’une IVG: la meilleure contraception peut échouer. Tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne peut pas obliger une femme à avorter – l’obligation d’enfanter est tout autant condamnable.

PROTECTION DE LA VIE

Lorsqu’une femme décide d’interrompre sa grossesse, elle le fait toujours dans un contexte donné. Ce n’est pas une décision de "tuer" ni un acte agressif dirigé contre un tiers. Il s’agit d’un refus de laisser grandir le fruit de la conception dans son propre corps, d’un refus d’assumer – à un moment donné, dans des conditions données – la responsabilité que représente la maternité. La décision d’avoir un enfant est la plus lourde de conséquences dans la vie d’une femme. Se décider contre la venue d’un enfant, c’est aussi se décider POUR quelque chose: pour sa propre vie, pour celle de sa famille, pour procréer plus tard, dans des conditions plus favorables. C’est toujours une décision responsable qui prend en compte aussi les suites de ses propres choix.

Depuis toujours, les femmes se sont décidées – dans des situations données – à avorter. L’expérience au plan mondial montre que les interdictions ne les ont jamais dissuadées. Interdire l’avortement n’est pas la solution appropriée pour "protéger la vie", les interdictions provoquent exactement le contraire puisqu’elles poussent les femmes dans l’illégalité où elles mettent en danger leur vie et leur santé.

Quiconque veut un minimum d’avortements – et ça nous le voulons tous! – doit s’investir dans la prévention des grossesses non désirées au lieu d’incriminer les femmes et les médecins. Quiconque veut protéger la vie doit s’engager pour la protection des perspectives d’existence des femmes et des familles, doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour que chaque enfant puisse être un enfant désiré et doit aussi créer les conditions qui permettront aux femmes de décider elles-mêmes de leur maternité et de la vivre dans la joie.

RÉSUMONS

  • L’embryon n’est pas encore une personne, il n’est pas un sujet de droit et n’a de ce fait aucun "droit à la vie".
  • En tant que forme de vie humaine et compte tenu de ce qu’il peut devenir, l’embryon mérite le respect. En sa qualité de bien juridique (pas de sujet!), il doit être protégé contre l’intervention de tiers (p. ex. l’embryon in vitro). Sa valeur augmente à mesure de son développement.
  • La femme n’est pas une tierce personne face à l’embryon. Elle forme avec le fruit qu’elle porte une "symbiose" impossible à comparer avec autre chose. Elle seule peut décider de maintenir cette union ou de l’arrêter.
  • L’interdiction d’interrompre une grossesse (donc l’obligation d’enfanter) porte atteinte massivement aux droits élémentaires de la personnalité de la femme et à sa dignité humaine.
  • Les droits fondamentaux de la femme, sa liberté de décision ont la préséance sur des valeurs qui n’ont pas le rang de droits fondamentaux. Les femmes ont droit à LEUR vie.
  • La volonté de protéger la vie doit être prouvée en protégeant la vie déjà née.

NOUVELLE RÉGLEMENTATION DE L’INTERRUPTION DE GROSSESSE:

Non à l’entretien obligatoire

Madeleine Denisart, professionnelle des entretiens pré-IVG et membre de l’Association suisse pour le droit à l’avortement et à la contraception (ASDAC), donne quelques arguments qui lui font refuser l’entretien obligatoire.

Les professionnels qui eux-mêmes pratiquent des entretiens psychosociaux ont fait savoir qu’un entretien obligatoire perd son sens. Le but d’un entretien est de profiter à la personne qui consulte, ce qui n’est pas possible s’il s’agit d’une mesure coercitive.

Le devoir du médecin

Dans ce débat, il y a une confusion au départ. Les milieux qui veulent imposer l’entretien font croire qu’il permettra aux femmes de partager avec une personne compétente le motif de leur désir d’interrompre leur grossesse, de trouver un soutien, alors que sans l’entretien obligatoire elles seront abandonnées à elles-mêmes, dans ce moment difficile. Tel n’est pas le cas puisque le constat de grossesse, son évaluation médicale est nécessaire. Pour répondre à la femme et lui offrir des soins satisfaisants, le médecin doit aussi comprendre le contexte de cette grossesse, le motif de demande d’IVG.

Comme pour toute intervention médicale on peut espérer un dialogue entre le médecin et sa patiente. La formation psychosociale des médecins reste certes à améliorer, et pas seulement dans le domaine de l’IVG. Mais l’entretien obligatoire ne va pas dans ce sens: rendre l’entretien obligatoire par une autre instance médicale ou psychosociale ne va pas contribuer à pousser les gynécologues concernés à être partie prenante de ce soutien psychosocial et à améliorer leurs prestations autres que techniques. L’important c’est que l’IVG ne soit plus considérée comme un acte médical dégradant. L’IVG fait partie intégrante des prestations de soins avec des techniques médicales, d’accueil et de soutien appropriées, toujours à améliorer.

Un protocole de suivi en dehors du code pénal

Pas besoin d’un article de loi pour mettre en place un protocole de suivi de l’IVG. Ces protocoles se mettent en place dans le cadre de programmes de santé publique et des services de soins et non dans une loi pénale. C’est aujourd’hui le cas pour les tests HIV/SIDA où le test est précédé d’un entretien d’information qui tient compte de la situation particulière de la personne qui consulte et qui permet d’offrir le soutien nécessaire. Tel est aussi le cas dans plusieurs services de traitement de la stérilité ainsi que lors de demandes de stérilisation féminine ou masculine. Dans tous les domaines qui concernent la vie intime et sexuelle, la procréation, il est important d’offrir aux consultant-e-s la meilleure qualité d’information et de soutien de la part d’une équipe pluridisciplinaire. C’est important lors d’une fausse couche, lors de naissances prématurées ou présentant des problèmes de santé ou lorsque l’enfant est mort-né.

La mise en place de ces protocoles permet aux équipes une réflexion en profondeur, une valorisation de leur travail, ce qui n’est certes pas le cas pour l’IVG dans le cadre d’une loi restrictive.

Les femmes immigrées: un faux argument

L’entretien obligatoire est parfois présenté comme le seul moyen de faire passer la prévention auprès des femmes qui vivent des situations précaires: requérantes d’asile, femmes immigrées ou au noir. L’utilisation de femmes d’autres cultures pour diviser les femmes en plusieurs catégories afin de faire passer une loi restrictive est particulièrement déplacée. De plus nous voyons mal pourquoi un entretien imposé profiterait plus aux femmes immigrées qu’aux Suissesses.

Les femmes immigrées utilisent précisément le plus souvent les services publics où des prestations de soutien sont déjà offertes. Imposer un entretien ne sert à rien. L’essentiel est d’améliorer la qualité de ces prestations, dans tous les domaines de la santé, accompagnées de traduction et de moyens de compréhension mutuelle entre soigné-e-s et soignant-e-s de cultures et de langues différentes.

Evitons les erreurs faites ailleurs

C’est dans le Code pénal que l’obligation d’entretien serait inscrite, ce qui n’est de loin pas anodin. Cela signifie qu’on garde la logique de la mise sous tutelle de la femme. On remplace simplement l’obligation de l’avis conforme par l’obligation de l’entretien, pour que la femme obtienne la permission d’interrompre sa grossesse.

La Suisse peut aujourd’hui s’appuyer sur des années d’expérience du régime du délai dans différents pays européens. Évitons les erreurs faites ailleurs. Dans tous les congrès, les professionnels allemands racontent les difficultés occasionnées pour eux et pour les femmes depuis que l’entretien obligatoire est inscrit dans la loi.


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